« Je ne suis pas tant un peintre de Loire qu’un promeneur du fleuve, un traîneur de grèves Je suis d’abord, avant toute idée de transformer, quelqu’un qui aime regarder… »
Ainsi se définit d’entrée de jeu Serge Crampon, dans son double rapport à son art et à la loire.
Une Loire qui irrésistiblement l’attire et qui, comme lui, ne reste jamais les deux pieds dans le même sabot. Trompeuse sous ses fausses apparences de belle endormie, mais en fait toujours au travail, elle arrache, charrie, brasse et broie une foule de matériaux disparates : troncs d’arbres et autres bois flottés, pauvres épaves aux couleurs délavées, francs bords, tableaux et planchers de barques déchirées, qu’elle délaisse sur les grèves à son retrait.
Parfois noyée sous les sables ou la peau écaillée des vases, cette grosse artillerie du fleuve - sa flotte amirale - s’oppose au menu fretin infiniment plus aérien, l’écume des crues, dont l’artiste fait aussi son miel : multiples brindilles, quenouilles limoneuses, torsadées et tressées tour à tour par l’eau, la terre et le vent, fragiles dépôts accrochés aux basses branches des frênes et aux piquants rouillés des clôtures de la Vallée.
S’étant pris de passion pour le grand fleuve, Serge Crampon en explore inlassablement les rives, le lit et les boires pour en extraire tous les matériaux bruts qui, plus ou moins retravaillés, constituent le point de départ de la plupart de ses créations.
C’est du fleuve même, en effet, de ses langues de sable dénudées et de ses berges généreuses, qu’il tire la matière de ses oeuvres.
Quelle intuition pousse ainsi l’artiste, devant le spectacle sidérant du désastre, à sauver de cet immense naufrage, certains éléments et pas d’autres ? Tous ceux, et eux seuls, qui lui seront utiles pour recomposer ensuite dans son atelier, avec un savoir-faire remarquable, un univers qui lui est tout à fait personnel et qui est aussi , tout autant, un monde parfaitement à l’image de la Loire : cette autre Loire, la sienne, grande prêtresse de nos destinées riveraines, dont il restaure le culte en lui dressant de modernes autels, ornant son temple de singulières icônes, d’immenses statues et autres totems, tout pétris encore de magies païennes.
N’usant de couleurs vives que comme un fard qui redonne soudain à tout ce qu’il touche vie et éclat, Serge Crampon ne se contente cependant ni de la matière, ni de la couleur : il y a chez ce démiurge la volonté de rendre au fleuve ce qui fait sa vraie nature, en lui restituant jusqu’au mouvement, faisant danser les arbres et tournoyer les flots.
Tantôt il joue les gros bras, plonge, fouille, fouaille, outrage. Jambes et torse encore tout maculés de vase - on dirait une peinture corporelle - il se fait accoucheur pour extraire des entrailles du fleuve tant de butins cachés.
D’autres fois, au contraire, il travaille dans la dentelle pour reporter délicatement sur le papier ou la toile, du bout des doigts, l’empreinte même d’une Loire qu’il a préalablement dépouillée comme on ferait d’une bête.
C’est dans ces états contrastés du fleuve, dans son ample respiration saisonnière, qu’il se coule physiquement certes mais aussi mentalement, tout à la fois nageur, danseur et lutteur dans ce corps à corps permanent avec la Loire.
Serge Crampon se souvient de sa passion pour la danse dans sa pratique de plasticien, prêtant une attention toute particulière aux corps, qu’ils soient de chair vive ou de bois tourmenté.
Est-ce vraiment un hasard si, véritable trouvaille archéologique, le premier tronc déhanché qui sollicita son regard et qu’il tira des ondes comme un trésor antique offrait les aimables proportions et les formes parfaites d’une Vénus ? Dessinateur, peintre, sculpteur et, de bout en bout, photographe, cet artiste complet use de toute la palette que lui offrent les arts plastiques pour rendre au grand fleuve son amplitude maximale et ses multiples aspects.
Rien d’anecdotique en tout cas chez Serge Crampon tout entier à sa quête, et de façon si tenace, du mystère de la Loire, fleuve androgyne et pure force de la nature.
Du fleuve à son atelier, et de son atelier aux diverses expositions - véritables installations qu’une chorégraphie parfois vient opportunément animer - au plus près de la Loire (Nantes, Tours, Orléans…) ou en élargissant spectaculairement son aire ( la Maison du Rhône à Givors, la Galerie Européenne de la Forêt et du Bois en Saône-et-Loire…) Serge Crampon, avec et par cette approche pluridisciplinaire qui lui est propre, redonne l’impulsion créatrice désormais nécessaire pour dépasser le triptyque patrimonial un peu trop convenu des bateaux, des châteaux et des tonneaux. Il amorce ainsi, superbement, l’indispensable renaissance de la Loire.
Jacques Boislève