A la recherche du vocable qui pourrait à la fois appréhender Serge Crampon et son œuvre - un mot qui pourrait donc dire cet artiste dans sa globalité d'homme et de créateur - viennent à l'esprit, mais de manière insatisfaisante, les notions de rebelle (mais il n'est pas en guerre), d'insurgé (mais il ne se dresse pas pour attaquer), de révolté (il ne se retourne pas contre l'autorité), de révolutionnaire (il ne veut surtout pas établir un ordre nouveau). Plus proche de notre quête est la figure de l'insoumis (celui qui refuse la servitude), ou mieux celle de résistant.
Oui, Serge Crampon et son œuvre résistent. Car il faut penser ici la résistance, par opposition à toute forme violente ou vindicative, comme ce paradoxal pouvoir d'inertie, cette étrange capacité de se tenir debout, à quoi l'on reconnaît ceux qui refusent la compromission avec les puissances du temps. Non violent par essence, l’œuvre-résistante, en miroir de l'homme-résistant, est celle qui par excellence sait se tenir, et donc se re-tenir. Car résister ne consiste pas à conforter une position déjà acquise, mais au contraire à promouvoir le mode d'être dynamique d'une existence. Résister, en ce sens d'une tenue et d'une retenue essentielles, est en effet peut-être l'une des rares positions dignes de ceux que l'on nomme artistes.
La station debout, ce qui fait le propre de l'homme, n'est jamais qu'une chute indéfiniment retenue, et les thèmes majeurs de l'oeuvre de Serge Crampon (Icare, Sisyphe, L'homme qui penche...) nous le rappellent opportunément. La véritable résistance ne peut pas en effet vouloir simplement conserver ce qui fut. Non tourné vers le passé, elle ne l'est pas davantage vers l'utopie d'une réconciliation à venir, mais elle demeure plutôt dans cette a-topie qui est le véritable état de l'homme lucide, qui s'établit dans l'élan, la quête plutôt que dans le but à atteindre, dans une approche, un effleurement plutôt que dans un résultat. L'artiste-résistant n'existe que dans ce léger contretemps, ce subtil décalage qui est le vrai présent car il est à la fois dans et hors le monde. Ainsi va l'artiste, organisateur de la subtile connexion entre « l'intime dedans » et « l'immense dehors ».
Figure solitaire et positive en creux, le résistant n'en appelle à nulle conjuration, mais plutôt à quelque chose comme à ce front du refus et à cette solidarité de ceux qui disent non à toutes les sortes de pression ou d'injonction, qu'elles soient sociales, politiques ou artistiques. La dynamique d'émergence du sens dans l'acte de création artistique de Serge Crampon procède de cette capacité à retenir l'avènement du geste jusqu'au moment où il « sait » qu'il tient le geste juste. Il y a donc une disposition de l'esprit et du corps qui précède chez Crampon la naissance du geste, une attitude d'accueil qui n'est en rien passive mais renvoie à cette activité patiente d'attente qui procure ultimement la satisfaction de la justesse du trait ou de la forme. Mais c'est aussi cette capacité de résistance face à l'agitation et la surexposition du monde qui ne peuvent produire que du ressassement et de l'aveuglement. Créer pour Serge Crampon, c'est restituer un geste sans âge, toujours originaire et neuf. A l'origine de tout tracé, de tout dessin, il n'y a rien d'autres que le mouvement vivant du souffle, c'est-à-dire la vie, c'est-à-dire la fluidité du temps, cet insaisissable flux que chaque geste de l'artiste tente de rejoindre.
Et c'est bien ce corps qui est au centre de la réflexion et du travail de Serge Crampon. Pas le corps en « représentation », figé, anatomique ou marchandisé, mais le corps en mouvement, fragile dans sa grandeur et ses faiblesses. Il pense le corps dans sa peinture, ses dessins ou ses sculptures de la même façon que dans sa pratique de la danse : comme une action, une production de sens par le mouvement, reflet évidemment de son histoire personnelle, mais aussi quête d'une mémoire collective et des symboles de nos mythes fondateurs. Le corps comme un palimpseste : toute l'évolution de la matière et du vivant y est encodée, accessible sous forme de traces et de vibrations que l'artiste réactive par son geste.
Grâce à la pesanteur, nous tenons, nous sommes retenus. Tout le travail de plasticien de Crampon repose sur un jeu permanent entre perte et reprise d'équilibre. Le consentement à la chute, l'abandon du corps aux lois de la gravité y sont assumés comme la condition du rebond et de l'envol. Chaque forme tenue cache une force, une tension interne, un élan. Cette force, si bien maîtrisée chez Crampon dans son travail de plasticien, et jusque dans son corps dansant, c'est la vie ; et l'écho de cette tension s'entend d'un bout à l'autre de son œuvre, de tout ce qui est venu se déployer dans l'espace ouvert du monde. Et ce n'est pas hasard si un des thèmes centraux de Crampon tourne autour de la figure de l'arbre, qu'il soit vivant ou mort. Car c'est sans doute du côté du végétal que la manifestation de cette force d'élancement de la vie vers elle-même est la plus évidente : en effet, si les arbres sont le résultat direct de ce qui est retenu et tenu (vers le bas, où ils enfoncent leur racines), ils ne tirent leur forme que de l'élan contraire qui les dirige vers la lumière et le ciel. De la sorte, ainsi que le racontent les grands dessins ou sculptures de Crampon, l'arbre-corps (et ce qu'il dit de l'homme dans sa métaphore), se tient debout, entre terre et ciel, montant vers l'un, s'accrochant à l'autre, dans un élan continu de déploiement.
Aucune biographie ni aucun texte critique ne peuvent venir à bout de cette œuvre. Parce que son existence et sa réalité sont un avènement continuel et imprévisible qui ne se laisse pas enfermer. L'essence de l’œuvre est à l'avant d'elle-même, dans son écart, sans jamais s'insérer dans un système clos. L'esprit de fermeture est la tentation de notre époque. Serge Crampon crée pour la déchirure, non pour la fermeture. Car pour lui créer est un acte, un acte d'existence qui se tient hors de soi, dans l'ouvert, même s'il est douloureux.