Qui corps-et-graphie cet homme en torsion, qui le crée et l’expose à la contrainte viscérale de l’opposition des forces ? Qui est cet homme qui, scène après scène, de tableau en sculpture, façonne l’assemblage de ses membres pour mieux le remettre en déséquilibre, encore et encore ? Témoin d’un passage, empreinte d’un mouvement, la créature devient une mue de l’élan qui l’a créé.
Et cet autre, l’homme aux mains créatrices, l’homme de l’atelier et du laboratoire, celui qui porte peut-être encore en lui la frustration de ne pas danser, sait-il que sa création n’est rien d’autre qu’une danse ? Tel un Prométhée moderne, créateur de lui-même, ni dupe, ni cynique, il se crée et se recrée sans cesse au fil des matières qu’il modèle. Car Serge Crampon est l’homme qui graphe les corps en désarticulant la chorégraphie. Par une écriture mouvante, il articule les parties du corps comme on articule des lettres et des syllabes entre elle. Expert dans la grammaire anatomique, il devient l’alchimiste du mouvement suspendu, comme une ultime parole muette, ce mot de trop, ou qui manquera toujours, mais dont le corps sculpté témoignera à jamais de l’intention. On ne connaîtra jamais le fin mot de l’histoire…ni le geste d’après…
Et si cette suspension était en réalité l’art de la chute ? Une chute, sans cesse répétée, et pourtant sans cesse évitée, comme une descente d’escalier sans fin, que l’on dégringole autant de fois qu’on la gravit. Tels des Sisyphes domestiques, condamnés à une tâche absurde par notre condition d’hommes, pauvres corps dégingandés, cherchant l’envers de l’endroit, nous tâtonnons à écrire nos vies sans nous satisfaire de simplement les vivre. Car nous ne pouvons que nous maintenir sur un fil, en perpétuel déséquilibre, oscillant en essayant de mettre un pied devant l’autre. Or cet homme jumeau, ce corps en effort, aux membres entremêlés et en torsion, traverse le monde en le pénétrant par son flan, en s’y immisçant de biais. Tantôt ancré, tantôt dans les airs, il ne cesse de nous rappeler que nous ne sommes que de passage, que nous sommes mouvants, et que le monde que nous avons créé dans un vain espoir de stabilité n’est plus un monde qui nous colle à la peau, mais un monde artificiel d’oripeaux accessoires.
Ce Sisyphe danseur est celui qui lève le voile des illusions et qui, par son inclinaison, révèle, par contraste, la fausse rectitude des normes et des règles qui guident nos conduites habituelles, nous hommes quotidiens, hommes de la ligne droite et du fil. Lui est l’homme de la courbe et des détours. Il remplit les volumes d’un monde à habiter en danseur. Il est celui qui nous invite au mouvement, qui nous déplace de notre socle que l’on pensait solide et stable. Il nous fait sentir la nature même du monde qui nous entoure, un monde mouvant et brut, un monde absurde, sans queue ni tête, dont le sens, autant que le sol ferme, nous échappent, et que nous n’avons pourtant plus qu’à embrasser en nous jouant du déséquilibre jusqu’à la chute, inévitable mais jamais fatale, et n’arrête le jeu que pour mieux le recommencer, encore et toujours !
Le fond des toiles et papiers est uniment vierge. Il évoque un hors-temps où un geste se lit qui n’impose pas d’objet, mais suggère un mouvement. Enlevé ce geste est présent. On oublie le parcours de la main. Le peintre est dans la peinture avec tout son corps. Dans le cycle des “Figures et attitudes”, les figures telles des signes calligraphiés semblent mesurer l'espace. Il n'y a plus ni haut ni bas, ni gauche ni droite mais une profondeur, un champ. La couleur si on exclut le noir et toutes la gamme de ses transparences a ici disparu. Elle s'inscrit noir sur blanc à coups de brosses passant devant l'oeil telle une apparition-disparition. Le peintre nous donne à voir ce qui flotte mystérieusement quelques secondes et s'évanouit l'instant d'après. Il capte l'infigurable et l'évanescent, nous offre l'énergie et la grâce.